Parce qu’il fallait le dire. Parce qu’il faut désormais l’incarner.

Il vous arrive sans doute aussi de traverser Grenoble à pied, sans but précis. Juste pour marcher. Pour observer. Pour entendre.

Ce jour-là, j’étais passé par Saint-Bruno en rentrant du Palais de Justice. Il était un peu plus de 17h. Une femme m’a interpellé d’un regard, puis d’un sourire.
« Maître… vous vous souvenez de moi ? »
J’ai mis un instant à reconnecter. Elle avait porté un dossier difficile. Rien de spectaculaire. Mais beaucoup d’injustice en silence.
On a parlé quelques minutes. Elle m’a dit :
« Moi j’ai juste envie qu’on me laisse tranquille. Que mes enfants puissent jouer sans embrouille. C’est tout ce que je veux. »

Cette phrase m’est restée.
C’est souvent comme ça, d’ailleurs : la politique ne me vient pas d’un slogan, mais d’une phrase prononcée au coin d’une rue.
Une confidence dite sans chercher à convaincre.
Un mot vrai.

Chacune et chacun connaît la réalité de ma pratique professionnelle et de mes engagements.
Mais ce que je suis d’abord, c’est un homme qui écoute. Qui circule. Qui passe de mon bureau à la porte d’un immeuble, d’une salle d’audience à une boulangerie de quartier.
Et dans ce va-et-vient, je capte quelque chose d’essentiel.
Une ville multiple. Riche. Oui, fracturée parfois, mais jamais au point de ne plus pouvoir se parler. Une ville qui veut tenir debout, malgré les tensions.

Je suis d’une génération où l’on abordait la politique soit au plan idéologique soit à travers un nom. Chez moi, ce nom, c’était De Gaulle.
Pas un monument. Une boussole. Une passion contradictoire pour certains qui honoraient le chef militaire libérateur et qui conspuaient le président de l’indépendance.
Mais cette boussole disait pour moi d’abord que la France, c’est la parole tenue. C’est la fidélité à une certaine idée du pays.
Bien plus tard, sans doute à sa disparition en 2016, quand vient le temps du bilan, est venu s’ajouter un autre nom : Michel Rocard.
Pas l’homme des grands effets. Mais celui du compromis courageux. De la paix construite pas à pas. De la vérité dite sans brutalité.

Je terminais justement sa dernière biographie, écrite tout récemment par Vincent Duclert, « Rocard, une biographie internationale », quand a eu lieu cette manifestation, le samedi 22 mars, contre le racisme et l’antisémitisme.

Je n’y étais pas.
Mais j’aurais pu y être.
Parce que ce combat est le mien depuis longtemps.
Mais quelque chose, ce jour-là, nous a pour beaucoup tenu à distance, fait douter.
Pas du fond — jamais.
Mais de la forme que cela prenait.
Des images, des discours, des postures.
L’impression que chacun criait pour sa peine à lui. Pas pour les autres.

Ce qui doit être un combat d’unité a basculé dans la tension depuis longtemps.
Des discours à géométrie variable. Des silences quand il aurait fallu nommer.
Et surtout, cette fracture entretenue par La France Insoumise.
Un parti qui a choisi de jouer avec le feu, d’esquiver les mots, de refuser l’universel quand il ne cadre pas avec ses récits.
Ce parti est devenu un obstacle majeur à la cohésion.

Et depuis cette manifestation, d’autres images sont venues troubler encore plus notre paysage moral.
Des images venues d’Israël.
Le président du Rassemblement National, invité à une conférence sur l’antisémitisme.
Et soudain, les repères vacillent.

Comment comprendre que ceux qui hier niaient la Shoah, prétendent aujourd’hui défendre la mémoire juive ?

Comment accepter que ceux qui essentialisent l’autre se présentent en garants de la dignité républicaine ?
Comment expliquer à nos enfants qu’une partie de la gauche refuse de nommer la haine antisémite quand elle vient de certains, pendant que l’extrême droite, ou la droite nationaliste comme vous souhaitez la nommer, tente de s’en parer comme d’un habit de vertu ?

Tout cela brouille. Tout cela divise. Tout cela participe d’un désordre inquiétant.

Car pendant que les postures s’enchaînent, que les partis cherchent à capturer les douleurs pour en faire des arguments de pouvoir, c’est l’idée même de la communauté nationale qui se fragilise.

Et je le dis avec gravité :
Il n’y a pas plusieurs communautés en France. Il y en a une.
Une seule. Indivisible. Faite d’histoires différentes, oui, mais d’un avenir commun.
Et ce n’est pas en distribuant les souffrances selon les appartenances qu’on fera société.
C’est en reconnaissant que ce qui atteint l’un atteint l’autre. Que le sort de l’un engage tous les autres.

Le monde, lui, ne nous attend pas. Il s’invite dans nos rues.
L’Ukraine, d’abord. Un peuple se bat pour son existence, pour son droit à rester libre. La Russie l’agresse, cherche à redessiner les frontières par la violence.
Et dans cette guerre, il ne suffit pas de soutenir : il faut aussi préparer la paix. Avoir une vision. De Gaulle l’a fait. Il a compris que certaines guerres doivent cesser pour que la nation tienne encore.
Rocard, lui, l’a concrétisé — en Nouvelle-Calédonie, en mettant autour de la table ceux que tout opposait.

Et puis il y a Israël. Le 7 octobre. L’impensable. La barbarie. Et depuis, la guerre.
Israël a le droit de se défendre. De protéger ses enfants. Mais cette démocratie, que j’aime pour ce qu’elle incarne, vacille. Sous la pression. Sous la douleur. Mais aussi dans le tumulte de ses propres doutes. Je regarde les manifestations en Israël. Les pancartes. Les jeunes. Les mères. Et je me dis que la vraie force d’un pays, c’est quand ses citoyens osent encore réclamer la paix, même quand tout pousse à la vengeance.

Et en face, il y a les Palestiniens. Leur souffrance, je la vois. Elle n’est pas une abstraction. Elle est dans les regards des enfants que l’on filme, dans les silences de ceux que l’on n’entend pas. Mais elle est aussi prise en otage, figée, confisquée par ceux qui se servent de la douleur pour nourrir l’affrontement.
Le Hamas ne parle pas au nom de la paix. Et soyons clairs, tant que cette voix couvrira les autres, c’est tout un peuple qu’on condamne à l’étouffement.

Mais tout cela, je ne le dis pas depuis mon bureau ou mon salon.
Je le ressens ici, à Grenoble.

Dans les visages que je croise. Dans les voix que j’entends.
Je sais qu’il existe une force silencieuse, une énergie populaire, une envie d’apaisement, de stabilité, de respect.
Pas spectaculaire. Mais solide.

Certains voudraient qu’on oppose les communautés. Qu’on imagine des camps.
Mais ce sont les mêmes qui refusent d’écouter vraiment.
Je vais là où peu vont.
Et ce que je vois, c’est une ville profondément digne. Une ville diverse, mais liée. Une ville où juifs et musulmans, laïques, croyants, enfants du Maghreb ou d’Europe centrale, vivent ensemble sans avoir besoin de le proclamer.

Dans cette lecture du livre de Duclert, je suis tombé, une fois encore, sur cette phrase soulignée :
« Rocard croyait qu’on pouvait parler même au plus lointain. Même à celui que tout désignait comme l’adversaire. »
Cette phrase, pour moi, vaut tous les programmes.
Elle dit ce qui manque tant aujourd’hui : le courage de parler au-delà de soi. De sortir de sa case. De ne pas céder au confort des camps.

Et peut-être suis-je, justement, de ceux qui peuvent montrer que les aspirations quotidiennes sont loin des camps entre lesquels on voudrait nous faire choisir.
Non pas parce que j’ai une recette. Mais parce que je sais où regarder.
Dans mes pas, dans mes échanges, dans les silences de mon cabinet, je le vois :
la haine n’est pas là où on voudrait qu’elle soit.
Elle est projetée, entretenue, pour diviser.
Mais la réalité est ailleurs : dans le lien discret, dans le bon sens, dans le quotidien partagé.

C’est cette force-là que je veux rendre visible.
Celle que beaucoup connaissent sans jamais l’avoir nommée.

Et si certains me font confiance, c’est peut-être parce qu’ils sentent que je peux l’incarner.
Parce que je la fréquente depuis toujours.
Parce que je l’écoute.
Et parce que je suis prêt, désormais, à la faire exister dans l’espace public.

Je suis avocat des victimes.
Je sais ce que coûte la haine quand elle s’enracine.
Je sais ce que produit le silence, quand il devient renoncement.

Et je crois que la République, ce n’est pas l’effacement des identités.
C’est leur mise en commun.

C’est cela que je veux défendre. Ici.
A Grenoble.